- ÉROSION (CYCLE D’)
- ÉROSION (CYCLE D’)La notion de cycle d’érosion correspond à une conception de l’évolution du relief selon un enchaînement rigoureux et irréversible de formes interdépendantes. Dans cette perspective, toute combinaison de formes réalisée à un moment donné découle de celle qui précède et contient en puissance la suivante. La morphogenèse tend, sans discontinuité, vers un état final, en réalité jamais atteint puisqu’on ne saurait concevoir d’arrêt total de l’activité de l’érosion.Historiquement, le cycle d’érosion représente la première tentative d’explication rationnelle de la genèse du relief terrestre. On doit sa mise au point, à la fin du XIXe siècle, au géomorphologue américain William Morris Davis (1850-1934). Issu de l’enrichissement et de la coordination d’idées émises par divers chercheurs, le système davisien connut un indéniable succès, en France et dans les pays anglo-saxons notamment, en raison de la clarté et de la remarquable cohérence interne que sut lui donner son inventeur. Il n’échappa pas pour autant à de vigoureuses critiques dès sa naissance.Les progrès de l’observation et de la recherche dans les sciences de la Terre devaient mettre en évidence le schématisme excessif de la pensée davisienne. Aussi la géomorphologie contemporaine conçoit-elle l’évolution du relief selon des bases largement renouvelées.1. Caractéristiques du cycle d’érosion davisienLa notion de cycle d’érosion repose sur l’idée d’une évolution continue du relief. Mais Davis discerne plusieurs stades dans son déroulement, caractérisés par des particularités momentanées des formes (fig. 1). Ce sont ceux de la jeunesse, de la maturité et de la vieillesse. Le stade de maturité est le mieux caractérisé. Aussi servira-t-il de référence pour définir les deux autres.Le stade de maturité et la notion d’équilibreSur le plan théorique, la maturité du relief se manifeste par la régularité des pentes, expression d’un état d’équilibre généralisé. Ainsi placée à la base de la définition de ce stade, cette notion d’équilibre reste la plus valable de toutes les conceptions anciennes de l’évolution du relief. On la trouve exprimée, en 1841, par l’ingénieur français Alexandre Surell, dans son mémoire classique sur l’activité des torrents des Hautes-Alpes, et même, dès la fin du XVIIe siècle, dans les écrits des hydrauliciens piémontais préoccupés par l’aménagement de la plaine du Pô.Cette régularité des pentes caractérise aussi bien les profils longitudinaux des rivières que les profils transversaux des versants. Les premiers offrent l’allure de courbes régulières, à concavité tournée vers le haut, et sont développés depuis les niveaux de base de l’érosion. En régime exoréique, il s’agit du niveau de base général représenté par le niveau moyen des mers et des océans. Pour les affluents, ce sont les confluences avec les rivières collectrices qui constituent des niveaux de base locaux. Dans tous les cas, l’atténuation de la pente des talwegs vers l’aval correspond à l’accroissement du débit alors que décroît la charge-calibre. Le rapport de ces variables reste tel qu’à tout moment et en chaque point la résistance du fond équilibre la puissance du courant, de sorte que le transport des matériaux s’effectue avec le minimum de dissipation d’énergie par ablation.Parallèlement, les versants présentent des profils réguliers, qui traduisent aussi la réalisation d’un équilibre entre la résistance du substrat rocheux et les systèmes morphogéniques qui s’y exercent. Comme ils fournissent, pour l’essentiel, la charge des rivières, ces dernières définissant par ailleurs leurs niveaux de base, il existe une interdépendance étroite entre ces profils et ceux des lits fluviaux. Le stade de maturité correspond, en définitive, à l’établissement d’un équilibre global entre la production des débris, liée fondamentalement à l’attaque des versants, et leur évacuation vers le niveau de base général par les fleuves et les rivières.En réalité, les profils des lits fluviaux et des versants présentent le plus souvent des ruptures de pente. Celles-ci peuvent coïncider avec des affleurements de roches plus résistantes. Mais, dans les talwegs, elles proviennent aussi de variations du rapport entre les débits liquides et solides, en aval des confluences, selon la nature des apports des affluents. L’état d’équilibre se manifeste, en fait, moins par la régularité des pentes que par l’existence de tapis continus d’alluvions, simplement remaniés en fonction des variations saisonnières de régime par le jeu de la répartition des seuils et des mouilles. À ces rivières à fonds mobiles aboutissent des versants également tapissés par des manteaux de débris en transit et soumis de la même façon à des retouches épidermiques.Sur un plan général, enfin, la multiplication, l’approfondissement et l’élargissement des vallées, liés à la réalisation de l’état d’équilibre, ont largement fait disparaître la topographie initiale au profit du développement des formes structurales. Leur épanouissement dans le relief est aussi un trait spécifique du stade de maturité davisien.Le stade de jeunesseLe stade de jeunesse correspond à une «prématurité». Les formes de relief sont en cours de régularisation. Leurs versants, raides et accidentés par des ruptures de pente, sont irrégulièrement couverts par de minces dépôts en transit. Sur le plan dynamique, la vigueur de l’érosion s’exprime notamment par un creusement actif des lits fluviaux, qui tend à réduire leurs irrégularités. Il en résulte un accroissement des dénivellations et des pentes, qui entretient son agressivité sur les versants. Cependant, les organisations hydrographiques encore mal développées laissent toujours une large extension à la topographie initiale. Aussi le potentiel de formes structurales reste-t-il peu exprimé dans le relief.Le stade de vieillesse et la notion de pénéplaineÀ l’inverse, le stade de vieillesse représente une maturité de plus en plus avancée. L’érosion, sans cesse ralentie, se borne à modifier les formes régularisées par retouches successives. Les versants s’aplatissent et les lits fluviaux s’abaissent. Cette réduction du relief, lente mais continue, aboutit à la réalisation d’une surface gauche, à pentes faibles et multiples, qui s’élève lentement depuis le niveau de base général. Davis a donné le nom de pénéplaine à cette forme d’érosion sénile, plus ou moins matelassée par des dépôts superficiels, dont le relief échappe, pour l’essentiel, aux contraintes de la structure géologique.Il convient de préciser cette notion fondamentale de pénéplaine. Au point de vue morphologique, elle correspond à une alternance monotone de collines molles et de larges vallées mal drainées. Son indépendance par rapport à la structure géologique se manifeste par le recoupement en biseaux des affleurements rocheux, parfois intensément plissés. Mais elle porte des reliefs résiduels de tailles variables, certains d’entre eux dépassant une centaine de mètres de hauteur. Davis a adopté le terme de monadnock pour les désigner, du nom des monts qui accidentent le bouclier canadien en Nouvelle-Angleterre. Ces monadnocks correspondent le plus souvent aux roches les plus dures (monadnock de résistance ). Mais ils peuvent aussi devoir leur survivance à une situation sur des lignes de partage des eaux (monadnock de position ). De toute façon, ils constituent toujours des exceptions, au total mineures, comparés aux vastes espaces tabulaires de la pénéplaine.Sur le plan hydrographique, le caractère le plus remarquable de la pénéplaine tient à une large adaptation des tracés du réseau hydrographique à la structure géologique. Elle résulte, de toute évidence, du jeu des captures fluviales au cours d’une longue morphogenèse.Mais la pénéplaine s’identifie également grâce aux dépôts qui la jalonnent. Les plus significatifs appartiennent à la famille des formations superficielles dérivées de l’activité des systèmes morphogéniques qui l’ont modelée. On citera, par exemple, le sidérolithique lié à la pénéplaine éogène du Massif central et de ses bordures occidentales, et les meulières identifiant celles qui furent élaborées au Néogène en Île-de-France.Parfois, ce sont des transgressions marines qui ont fossilisé les pénéplaines, au moins partiellement, sous des couvertures sédimentaires discordantes. On en retrouve des vestiges sous la forme de pastilles disséminées à leur surface à la suite de leur exhumation incomplète par les érosions ultérieures. Sur le versant lorrain des Vosges, des grès du Trias signalent ainsi une pénéplaine prétriasique basculée par le rajeunissement tertiaire du massif. Des buttes de calcaires et de marnes du Lias jalonnent de même une pénéplaine préliasique le long de la marge sud-orientale du Massif armoricain.Bien caractérisée au point de vue morphologique, hydrographique et structural, la pénéplaine ne représenterait qu’un stade pénultième du cycle d’érosion davisien. Car celui-ci tendrait vers la réalisation d’une plaine d’érosion à peine au-dessus du niveau de base, en réalité inaccessible.2. Objections contre le cycle d’érosionLe cycle d’érosion conçu par Davis souleva de nombreuses objections. On lui reproche, à juste titre, d’être une simplification abusive d’une réalité complexe. En fait, de nombreuses causes sont capables de perturber de façon décisive le déroulement de l’érosion.Le schématisme du cycle d’érosionLe schématisme du cycle d’érosion tient aux postulats fondamentaux qui lui servent de base. Il s’agit, d’une part, de la stabilité du milieu, gage de la continuité de l’évolution cyclique, d’autre part, de l’uniformité des modalités majeures de l’érosion, fondement du caractère universel attribué à cette évolution.Davis postule d’abord l’absence d’activités orogéniques pendant le développement de son cycle. Déclenché par un soulèvement initial «si rapide qu’on peut le considérer comme instantané» (Henri Baulig), il se poursuit au cours d’une période d’accalmie prolongée du diastrophisme (genèse des dislocations tectoniques). Il n’existe d’interférence possible entre les mouvements orogéniques et l’érosion qu’au moment du déclenchement du cycle. Pour l’essentiel, orogenèse et érosion sont des phénomènes successifs. L’évolution du relief, descendante, se résume à une décroissance après le soulèvement initial. Une conception immobiliste identique concerne le niveau de base général. Dans la conception davisienne, le niveau des mers et des océans demeure en effet immuable durant tout le cycle.Plus significatives encore de l’esprit de simplification qui a présidé à l’élaboration de la notion de cycle sont les modalités de l’érosion imaginées par Davis. Pour lui, les rivières constituent les agents majeurs de l’évolution cyclique sur l’ensemble de la surface du globe. Cette primauté ne tient sans doute pas à leur intervention directe dans la morphogenèse, en raison de sa stricte localisation aux lits fluviaux, mais au contrôle exercé sur l’évolution des versants auxquels elles servent de niveaux de base locaux. À cette forme d’érosion fondamentale, pour lui universelle, Davis donne le nom d’érosion normale . Les régions tempérées humides, à drainage exoréique et aux climats pas trop froids, représenteraient le milieu idéal pour son développement.Les vicissitudes de la morphogenèseDe nombreuses réactions contre ces conceptions se manifestèrent très vite. Dès la naissance de la théorie davisienne, Albrecht et Walther Penck contestent la séparation qu’elle établit entre l’orogenèse et la morphogenèse. Et, dans la perspective de leur interférence, ils conçoivent deux éventualités: à côté d’une évolution descendante correspondant au déroulement du cycle d’érosion en période de calme orogénique, ils envisagent la possibilité d’une évolution ascendante caractérisée par une accentuation du relief liée à la primauté du soulèvement sur les forces érosives.Toutefois, la critique du cycle d’érosion ne s’affirme qu’après la Seconde Guerre mondiale. La multiplication des observations ainsi que des techniques de recherche de plus en plus efficaces ruine les postulats davisiens sur lesquels il se fonde.On sait aujourd’hui que la croûte terrestre subit en permanence des déformations dont seules la nature et l’intensité varient selon les lieux et les moments. La théorie de la tectonique des plaques , élaborée au cours des dernières décennies du XXe siècle, montre que cette croûte est une mosaïque d’une dizaine d’unités majeures, qui se déplacent les unes par rapport aux autres à des vitesses de l’ordre de plusieurs centimètres par an. Au rapprochement de plaques lithosphériques correspondent des marges continentales actives, où la genèse des chaînes de plissement exprime la compression résultante des sédiments accumulés dans les bassins océaniques. Les Rocheuses et les Andes, par exemple, résultent de la convergence des plaques Pacifique, de Cocos, de Nazca avec les plaques nord-américaine et sud-américaine. Mais les marges continentales passives elles-mêmes, en cours d’éloignement du fait de l’expansion des océans qui les séparent, connaissent des orogenèses créatrices de bourrelets marginaux parfois importants, tels les serras littorales du Brésil et le Grand Escarpement de l’Afrique du Sud. Liées aux déplacements permanents des plaques, les déformations concernent aussi le Quaternaire. En fait, géologues et géomorphologues signalent les effets de cette néotectonique , qu’il s’agisse de plissements ou de failles affectant notamment des terrasses marines ou fluviatiles. Ils sont particulièrement spectaculaires dans les zones comportant les plus hautes chaînes de montagnes du globe, toujours en cours de soulèvement. Selon les géophysiciens, celui du Grand Him laya se poursuivrait à la vitesse moyenne annuelle de 0,6 à 0,8 mm.En définitive, on doit désormais admettre l’existence d’une interférence constante entre la tecto-orogenèse et l’activité de l’érosion. Il faut alors concevoir le relief comme une résultante momentanée du rapport qui s’établit entre ces deux variables. En dissociant leur intervention dans le temps, la position davisienne s’inscrivait dans le cadre d’un catastrophisme dépassé, qui assimilait l’histoire de la Terre à une suite de crises brèves et intenses, séparées par de longues périodes d’accalmie.La stabilité du niveau de base général, pendant la longue durée nécessaire à l’accomplissement du cycle d’érosion, apparaît aussi contredite par les faits. L’identification de changements fréquents du niveau marin repose sur de nombreuses observations, géologiques et géomorphologiques. Elles ont donné naissance à la théorie de l’eustatisme .Au Quaternaire, des plages «soulevées», situées à des cotes précises, et des terrasses alluviales dans les basses vallées des rivières signalent des variations répétées du rivage. On sait qu’elles résultent de l’alternance de capitalisations d’eau dans les glaciers au cours des englaciations avec des restitutions lors des déglaciations. Ce glacio-eustatisme a abaissé d’au moins cent mètres le niveau des mers lors du développement des grands inlandsis de l’hémisphère septentrional, au Würm. Depuis 10 000 à 15 000 ans, le Postglaciaire se traduit par une submersion plus ou moins importante des rivages, à la suite de la «remontée versilienne».Mais de telles variations ne restent pas l’apanage du Quaternaire. On voit volontiers l’effet d’un eustatisme généralisé dans le jeu des transgressions et des régressions marines inscrit dans la stratigraphie des séries sédimentaires. Les mouvements orogéniques en seraient la cause essentielle, par suite des modifications qu’ils impriment aux volumes respectifs des masses continentales et des cuvettes océaniques. En fait, certains géologues établissent des corrélations entre les grandes transgressions et les plissements, d’une part, et, d’autre part, entre le développement des géosynclinaux et les régressions. Ainsi, la vaste transgression cénomanienne, qui a envahi les trois quarts du socle africain émergé depuis le Carbonifère, s’expliquerait par un soulèvement de fond, ou par un serrage latéral des fosses marines situées sur l’emplacement des chaînes alpines en gestation.Enfin, l’idée de l’universalité des modalités fondamentales de l’évolution du relief, incluse dans le concept d’érosion normale, s’est heurtée aussitôt aux observations recueillies lors des explorations scientifiques de la fin du XIXe siècle. En Afrique tropicale et en Asie, Ferdinand von Richthofen et Siegfried Passarge, par exemple, décrivent déjà des formes de relief et des processus morphogéniques originaux. Depuis lors, une prospection systématique des continents a démontré la diversité des aspects de l’érosion en fonction de celle des milieux bioclimatiques. Toutes ces constatations sont à la base de l’épanouissement d’une géomorphologie dynamique qui étudie les rapports du relief avec les climats. Car ce sont leurs caractéristiques qui déterminent l’agressivité et l’orientation des systèmes morphogéniques.Mais ces recherches montrent également l’instabilité du climat du globe. À partir de critères sédimentologiques, pédologiques, géomorphologiques et biologiques, les sciences de la Terre restituent des paléoclimats . Ainsi, les latérites de formations échelonnées du Jurassique supérieur au Crétacé établissent l’existence de climats de types tropicaux en France, au cours du Secondaire. Dans l’Ouest, des flores à palmiers (sabals) révèlent aussi des milieux chauds plus ou moins humides à l’Éocène. L’identification d’anciennes moraines cimentées (tillites), dans le Paléozoïque de nombreuses régions des basses latitudes, démontre la présence d’inlandsis à proximité de l’équateur au Primaire.Outre ces bouleversements considérables de la carte climatique du globe au cours de son histoire, il existe d’innombrables fluctuations de détail des milieux bioclimatiques. L’étude du Quaternaire les met en évidence, grâce à sa richesse en documents de diverses origines. Dans les latitudes moyennes, il s’agit d’une alternance de glaciaires et d’interglaciaires , eux-mêmes subdivisés en stades. Des pluviaux et des interpluviaux leur correspondent dans les marges des déserts subtropicaux.Sous la pression des critiques, Davis avait fini par admettre certains assouplissements de sa doctrine. Il envisage ainsi l’éventualité d’interruptions du cycle d’érosion par des mouvements orogéniques. Ces cycles incomplets, ou épicycles , se traduisent alors par des pénéplaines partielles ou de simples niveaux d’érosion (fig. 2). Grand voyageur lui-même, Davis n’a pas manqué de constater l’importance de processus et d’agents autres que ceux constituant l’érosion normale, en diverses régions du globe. Mais il n’y voit que des perturbations localisées et momentanées, des «accidents», écrira par la suite son disciple Charles Andrew Cotton. Vers la fin de sa vie, enfin, Davis admit aussi des variations du niveau des mers sous la seule forme du glacio-eustatisme.3. Nouvelles conceptions de la morphogenèseLa démonstration de l’instabilité permanente de tous les facteurs de la morphogenèse impose, en fait, un véritable renouvellement de ses conceptions fondamentales. À la notion d’une évolution continue prônée par le cycle d’érosion davisien il convient de substituer celle de crise et de séquence morphogéniques , illustration du caractère fondamentalement perturbé de la marche de l’érosion. Dans cette perspective, la pénéplaine prend une signification nouvelle.Les notions de crise et de séquence morphogéniquesLa notion de crise morphogénique découle de la constatation de la discontinuité de l’évolution du relief. Cette discontinuité se manifeste aussi bien à l’échelle du versant qu’à celle d’une région entière.Sur les versants, la discontinuité concerne les processus élémentaires de l’érosion. Elle s’applique à des phénomènes n’intéressant qu’un espace limité, dont les actions sont appréciables sur des durées relativement brèves. L’observation montre qu’ils ne se développent qu’en deçà de seuils hors desquels leur activité s’arrête ou se modifie. Tout se passe comme si l’addition de petites variations restait sans effet sur l’état d’équilibre provisoire jusqu’au moment où elle provoque le franchissement de ces seuils. La rupture d’équilibre déclenche alors, plus ou moins brusquement, le processus. Son action se poursuivra jusqu’au rétablissement d’un nouvel équilibre provisoire.Des critères différents peuvent définir ces seuils. Des mesures systématiques déterminent ainsi la valeur limite de la pente au-dessous de laquelle un processus ne se manifeste plus. Celle des éboulis de gravité édifiés par les chutes de pierres se situe vers 35-400. On évaluerait de même la pente limite correspondant au seuil de liquidité d’un matériel fin sujet à la solifluxion. Dans une autre gamme de phénomènes, la vitesse limite à partir de laquelle un écoulement laminaire devient turbulent serait à préciser. Au niveau de la combinaison de processus, il faudrait évaluer les pentes limites des versants en état d’équilibre par rapport à cette combinaison, en tenant compte d’éventuelles variations des conditions structurales.Transposée sur le plan d’une région entière et dans la perspective des durées géologiques, la notion de discontinuité aboutit à celle de crise morphogénique.La crise morphogénique représente une rupture généralisée, profonde et prolongée, de tous les équilibres réalisés dans un espace déterminé. Elle provoque un rajeunissement de l’érosion, souvent accompagné de changements décisifs dans son orientation. Aussi le relief en porte-t-il les marques importantes et durables dans des associations de formes et de dépôts significatifs (héritages).Selon son origine, tecto-orogénique, climatique ou eustatique, la crise affecte plus ou moins le relief. Les répercussions des oscillations du niveau de base sont les plus limitées. Dans les lits fluviaux, elles consistent en un creusement ou en un remblaiement régressifs, en fonction des circonstances, localisés dans le cours inférieur des rivières. Leur alternance développe des terrasses eustatiques , les reprises du creusement se traduisant aussi par des ruptures de pente non structurales dans les profils longitudinaux et dans ceux des versants (fig. 2).Les tectogenèses et orogenèses affectent souvent des étendues beaucoup plus vastes, dont elles modifient les pentes et les altitudes. Sauf exceptions, toujours localisées, leur extrême lenteur fait que leur influence dans le relief ne se traduit guère qu’à très longue échéance. Et si elles réalisent des conditions favorables à l’érosion, celle-ci ne les exploite vraiment que dans des milieux bioclimatiques agressifs.En définitive, le rôle des fluctuations du climat apparaît décisif dans le développement des crises morphogéniques. Elles doivent cette primauté à l’ampleur des espaces concernés, à leur fréquence relative et, surtout, au caractère plus immédiat de leur influence sur les systèmes morphogéniques. À cet égard, les étagements et les emboîtements de formes de relief, fondamentalement liés aux fluctuations climatiques du Quaternaire, sont significatifs. Dans les plaines et les piémonts de l’Europe tempérée, des terrasses fluvio-glaciaires emboîtées et des versants frangés de plusieurs générations de dépôts de type froid expriment l’alternance de glaciaires et d’interglaciaires. Des glacis d’ablation étagés reflètent aussi celle de pluviaux et d’interpluviaux plus arides dans les affleurements de roches meubles des déserts et de leurs marges steppiques. Dans ce dernier cas, leur élaboration dans le cadre de systèmes d’écoulements endoréiques élimine d’emblée toute influence eustatique.Ces formes climatiques représentent un héritage de phases révolues de la morphogenèse. Elles se raréfient à mesure qu’on remonte dans le passé du fait de leur vulnérabilité. Si elles caractérisent surtout le Quaternaire, on en connaît cependant de beaucoup plus anciennes, lorsque leur nature ou leur fossilisation sous des couvertures sédimentaires assurent leur conservation. Ainsi, aux environs de Falaise, des buttes et des crêtes de grès quartzitiques se dressent avec la vigueur de reliefs sahariens au-dessus du massif Armoricain, encore mal exhumées de calcaires jurassiques.L’analyse de cette influence des variations du climat sur la discontinuité de la morphogenèse révèle très souvent le rôle primordial joué par des changements corrélatifs de la végétation. La théorie de la bio-rhexistasie du pédologue Henri Erhart repose sur ces constatations. Aux périodes de biostasie, caractérisées par une végétation abondante favorable à une active altération biochimique, elle oppose celles de rhexistasie, pendant lesquelles des ruptures des équilibres biologiques entraînent le nettoyage du capital d’altérites meubles stabilisées sur les versants, par une érosion bénéficiant de la dégradation du couvert végétal liée à un refroidissement ou à un assèchement. Alors la morphogenèse l’emporte sur la pédogenèse.L’intervention de l’homme dans la morphogenèse se situe dans cette perspective, puisqu’elle résulte, pour une bonne part, de la destruction de la végétation naturelle en vue de la culture. Elle se manifeste par une intensification de l’érosion mécanique mettant en jeu des processus divers (ravinement, ablation aréolaire, glissement, solifluxion), selon les conditions locales. Les milieux en état d’instabilité potentielle, du fait de l’agressivité climatique ou de l’insuffisance de la protection végétale, sont les plus anciennement et intensément touchés. Dans les régions méditerranéennes, par exemple, l’existence de terrasses historiques signale l’érosion accélérée due aux défrichements de l’Antiquité. Depuis le milieu du XXe siècle, celles qui étaient réputées stables, en raison de l’efficacité de leur couverture végétale ou de la modération des manifestations climatiques, sont atteintes. Les défrichements massifs effectués aux dépens des grandes forêts tropicales (Amazonie, Asie du Sud-Est), sous l’effet d’une forte pression démographique, déclenchent une érosion dévastatrice de milieux fragiles jusque-là en état de biostasie. Les régions tempérées, soumises à de grandes vagues de défrichement depuis le Néolithique, en particulier durant l’Antiquité et le Moyen Âge, ne connaissaient guère ces problèmes. C’est seulement au cours des toutes dernières décennies que l’érosion y a fait son apparition, en particulier dans les grandes plaines céréalières. On sait qu’elle est la conséquence, à la fois d’une mécanisation traumatisante, des pratiques culturales et de profondes modifications des systèmes culturaux. Cette destructuration des sols limoneux est devenue suffisamment préoccupante pour justifier un courant de recherches destiné à la maîtriser.Aux crises naturelles il convient maintenant d’ajouter les crises d’origine anthropique . Certes, celles-ci n’entraînent pas de modifications profondes du relief. En revanche, leurs conséquences humaines peuvent être considérables, car leurs manifestations épidermiques concernent les terres cultivées, c’est-à-dire un patrimoine irremplaçable de l’humanité.L’évolution du relief apparaît désormais fondamentalement discontinue, réglée par les rythmes propres de l’orogenèse, des changements bioclimatiques et des oscillations du niveau de base. La notion de cycle d’érosion, fondée sur son déroulement sans ruptures pendant la longue période nécessaire à l’élaboration des pénéplaines, ne correspond pas à la réalité. Il faut lui substituer, à une échelle temporo-spatiale beaucoup plus fine, celle de séquence morphogénique , dont l’originalité, l’efficacité et la durée dépendent des rapports momentanés entre les forces diverses responsables du déclenchement des crises successives. Certes, les paroxysmes orogéniques créent des coupures majeures dans cette évolution. On ne doit pas oublier, pour autant, qu’ils n’érigent qu’un potentiel érosif diversement exploité selon les milieux bioclimatiques, ni oublier les vicissitudes nombreuses et complexes de l’érosion au cours des longs intervalles caractérisés par de lentes déformations.La notion de surface d’aplanissementDans ces conditions, on ne saurait conserver à la pénéplaine sa signification davisienne. Il importe de l’envisager dans le cadre des nouvelles conceptions de la morphogenèse.Ces surfaces d’érosion majeures se situent principalement dans les massifs anciens et les boucliers, mais leur extension dans les bassins sédimentaires n’est pas négligeable. Cette localisation sur des socles nus ou en partie recouverts de sédiments, caractérisés depuis longtemps par de lents mouvements épirogéniques, assure à l’érosion une indispensable primauté sur l’orogenèse. Mais ces surfaces résultent d’une évolution longue et complexe, dont la restitution relève plus de la paléogéographie que de la géomorphologie, sauf en ce qui concerne ses épisodes les plus récents responsables de leur modelé.À cet égard, l’étude des massifs anciens présente un grand intérêt. Les pastilles résiduelles des couvertures sédimentaires successives, en discordance sur le socle cristallin de leurs marges, liées à des fossilisations suivies d’exhumations partielles, soulignent la discontinuité de la pénéplanation dans les phases terminales, au moins. À ces formes d’érosion composites, constituées d’éléments juxtaposés d’âges différents, on réserve la dénomination de surface polygénique . Leur aspect dépend de la valeur des angles de recoupement de ces éléments. Ils sont nets quand la flexure marginale qui favorise les submersions marines est active. La surface associe alors des facettes d’autant plus inclinées qu’elles sont plus anciennes, comme au nord du Morvan où se différencient des éléments prétriasiques, préliasiques et préjurassiques. Le faible dynamisme de l’accident longeant la marge poitevine du massif Armoricain se traduit, au contraire, par la coexistence dans un même plan d’éléments préliasiques, préjurassiques, précénomaniens et éocènes.Au-delà de ces bordures, l’évolution des pénéplaines reste mal différenciée. La morphogenèse s’y réduit à de simples aménagements rythmés par de lentes déformations et surtout par les changements climatiques. Ces adaptations se font par ablation ou par accumulation lorsque le piégeage local des débris engendre des surfaces construites dans le prolongement des secteurs nivelés. À ces formes issues d’ajustements graduels des pentes on donne, selon le cas, les noms de surfaces de regradation ou d’aggradation (fig. 3). Les premières s’étendent largement dans les massifs anciens et les boucliers. Mais on en connaît des exemples dans les bassins sédimentaires. Les plaines de Brie et de Beauce représentent, en fait, des surfaces de regradation respectivement éocène et oligo-miocène, signalées par des argiles à meulière, qui entament à peine les plates-formes structurales définies par des calcaires lacustres. Dans le prolongement de la plate-forme de Beauce, les sables miocènes de la Sologne réalisent une surface d’aggradation typique.La nature des systèmes morphogéniques responsables de la pénéplanation reste généralement très incertaine. Les dépôts continentaux corrélatifs dont on dispose ne remontent guère au-delà du Tertiaire, et les remaniements qu’ils ont subis depuis lors compliquent souvent leur interprétation. Mais tous, argiles à silex ou à meulière, cuirasses ou grès ferrugineux, épandages de sidérolithique appartiennent à la famille des altérites, des silicifications ou des ferruginisations, caractéristiques des milieux tropicaux actuels à saison sèche plus ou moins marquée. On peut donc penser que des climats chauds comparables ont présidé, au Tertiaire, à l’élaboration des «pénéplaines» des bassins sédimentaires comme aux remodelages de celles des massifs anciens et des boucliers.Ces résultats sont-ils transposables dans le passé plus lointain qui a vu la réalisation des vastes surfaces précambriennes et posthercyniennes? Les rares documents qui concernent ces époques reculées prouvent aussi la prédominance de climats du même type. Mais le faible développement de la végétation a sans doute favorisé, alors, l’action de l’érosion. Car les données de la paléobotanique situent son épanouissement sur les continents au début du Secondaire seulement. Jusque-là, les systèmes morphogéniques se sont exercés sur des reliefs exposés à peu près nus à leurs attaques. Aussi conçoit-on leur agressivité dans les déserts biologiques , mais non climatiques, qui règnent au moment où se réalisent ces vastes pénéplanations.Malgré d’inévitables incertitudes, il est permis d’affirmer que la pénéplanation s’accomplit, pour l’essentiel, selon des modalités bien différentes de celles qui ont été imaginées par Davis dans sa conception de l’érosion normale.L’ensemble de ces considérations rend nécessaires quelques précisions terminologiques. À ces vastes formes d’érosion, remarquables par leur uniformité à peine rompue par quelques reliefs structuraux résiduels, il convient de donner le nom général de surface d’aplanissement (fig. 4). Mais leur type varie selon les conditions de leur genèse. Ainsi faut-il distinguer les surfaces polygéniques, parfois à facettes, des surfaces de regradation et d’aggradation. De même, leur modelé, hérité des ultimes retouches qu’elles ont subies, contribue aussi à les différencier selon leur localisation dans des milieux bioclimatiques variés. On pourrait réserver l’emploi du terme davisien de pénéplaine aux surfaces d’aplanissement façonnées en dernier lieu dans des régions tempérées humides; celui de pédiplaine conviendrait localement à celles qui ont été modelées en milieu subtropical.
Encyclopédie Universelle. 2012.